vendredi 10 décembre 2010

Le garçon de l'aurore

Un article rédigé en écoutant Mozart, concerto K271

17:00. Paris XIV, au bureau. Un collègue diffuse un article qui me rappelle pour la quatrième fois qu'aujourd'hui, 8 décembre, c'est la Fête des lumières à Lyon.

J'ai passé l'essentiel de mon service militaire à Lyon en 1994; installé dans un vieux bâtiment de l'État-Major vers Perrache fin novembre, j'étais un peu timide au début et surtout désireux de faire des orgies de sommeil, un contre-coup de la prépa. Il y a 16 ans exactement, j'avais vingt ans, et ce soir-là, le jour de la Fête des lumières, je m'étais couché à 21h00.

Il y avait donc comme un sentiment d'inabouti attaché à l'événement; et comme on a rarement l'occasion de faire du tourisme en province au mois de décembre, il n'y avait jamais eu résolution.

Comme toutes les villes grandioses, Lyon est construite sur un jeu de cours d'eau; le Rhône et la Saône, l'occasion d'autant de ponts sublimes et de ballades sans fin. Le relief remonte par les bouts, avec le surplomb de Fourvière et sa basilique, et le quartier de la Croix-Rousse, si raide qu'il est acrobatique en voiture. On y passe en quelques minutes d'un centre ville plutôt bourgeois à des petits villages médiévaux contigus au pavé qui glisse; ceux-là même que Sheller a mis en chanson

«Et moi je viens bien après l'aurore
Quand le soleil monte à Saint-Jean
J'voudrai leur dire que je t'aime encore
Toi qui t'en vas tout le temps...»
C'est bien cet univers idyllique qui a été ravagé à l'occasion de mouvements de foule en octobre; et c'est là qu'on a vu les représentants du culte participer à la profanation d'une Église, en arriver à un point où il fait scandale de mentionner qu'une fête, en France, aurait, éventuellement, officiellement, historiquement, une composante catholique,

si on rajoute à cela que les mouvements identitaires font une com' soignée, il n'en fallait guère plus pour que je m'y précipite.



17:30. Sortie du bureau, il fait deux degrés, il neige, ça tient et ça colle c'est l'enfer, j'attrape un pull et je file gare... de Lyon.

18:24.  Le bordel en gare: c'est normal, il neige. Dans le train: Abécédaire de l'In-nocence, Renaud Camus; passage d'anthologie sur une refondation raisonnable de l'antiracisme.

20:50. Gare de la Part-Dieu, 20 minutes de retard. Le temps est sec, douze degrés j'ai trop chaud. J'attrape un taxi pour raccrocher le défilé place Vollon à 21:00. Le centre est saturé par la fête des Lumières, qui prend un tour déplaisant de fête à neuneu avec moult baraques à crêpes, chi-chis, grande roue, tam-tam et autres nocences dans laquelle le taxi progresse avec difficulté. Je termine à pied.

21:15. Le défilé en vrai. Il manque la musique de Narnia comme fond sonore.

Je commence à m'y faire, mais ces manifestations décidément ne rassemblent pas les dangereux marginaux nationalistes sur lesquels on fantasme;
ou peut-être, mon appartenance déjà aveugle ma raison;
il s'agit simplement de jeunes en début de vingtaine plutôt bèce-bège et probablement majoritairement catholiques, la suite me prouvera qu'une bonne partie sont supporters de l'Olympique Lyonnais. Minorité de filles.

La vidéo ne rend pas compte de l'odeur persistante de fumée des torches. Nous progressons en direction de Fourvière. À quelques reprises, le défilé essuie de la part de la foule, et en toute impunité, des délicatesses comme «connards!» «racistes!» «fachos!» avec une bravitude toute chrétienne: nous sommes les lépreux du XXIème siècle.

Ces pauvres quidams, convaincus de servir le camp du Bien dans la facilité de l'insulte, du surnombre, et du risque zéro, ne font pourtant qu'illustrer ce passage lu dans le train:
«[...] Ainsi s'explique que [l'antiracisme] ne sache procéder, dès qu'il croit reconnaître un adversaire, que par imprécation, invectives et anathème, et que son discours, à peine pense-t-il s'adresser à un contradicteur, même virtuel, ait fini par ressembler si fort [...] aux vitupérations racistes de jadis, dont il a récupéré tant des tics.» (page 437)
Je ferme les yeux donc, et leur pardonne.



22:45. Arrivée à Fourvière; le chef de groupe (le chef des Petits Lyonnais?) tente un discours. Le sujet est difficile à vrai dire: essayer de résumer ce qui attire les gens ainsi, et le faire devant une foule acquise déjà à la cause; dire que Lyon, ce n'est pas que la quenelle. Je ne peux m'empêcher de penser à
«Maudits soient ces enfants de leur mère patrie
Empalés une fois pour toutes sur leur clocher
Qui vous montrent leurs tours, leurs musées leur mairie
Vous font voir du pays natal jusqu'à loucher» (Brassens)
en ce sens que je n'adhère pas du tout à la composante régionaliste du projet. En tant que Dijonnais, je n'ai jamais connu ni reconnu le moindre mouvement crédible de stagnation dans la moutarde: peut-être est-ce parce que nous, Bourguignons, sommes les Français Les Plus Purs, parlons la langue la plus correcte, blabla, je divague bien sûr...

Ce soir-là, notre point commun sans doute, c'est que nous nous serions bien tous dispensés de ce déballage d'identité; mais il se trouve qu'elle est remise en question d'une façon si radicale, que chacun se retrouve à s'expliquer comme il peut de sa francitude.

Le discours se termine parce qu'il pleut.

23:30. Je redescends sur Saint Jean, il y a foule. Je dîne dans un bouchon pas trop piège à con; plus de tablier de sapeur, j'ose la quenelle; la serveuse me drague à mort.

Chaque chose en son temps: une fois passé le côté luxe et caprice d'une soirée improvisée, il va falloir maintenant se poser la question du retour sur Paris ou de la nuit sur place.

Bien naïf je constate que le concept de train de nuit a essentiellement disparu; il semblait pourtant que pendant mon service il m'arrivait de voyager pour quinze francs en partant à deux heures du matin, plus maintenant. Prochain train, 05:46 à Perrache.

Je déniche un hôtel pas loin avec mon iPhone; vu l'emplacement, je ne rêve pas trop d'y trouver une chambre là comme ça, mais quand je demande au réceptionniste de me diriger éventuellement vers un collègue, il me rit presque au nez: tout est complet depuis Mars pour ce soir-là.

Je commence à ressentir comme le stress du traquenard; d'autant plus intense que mon orgueil de cadre sup-posément intelligent m'interdit, par construction, de me laisser prendre au piège d'une erreur prévisible.

Je tente sans trop y croire le service Emergency Couchsurfing e-mail et c'est mort. La gorge un peu serrée, la quenelle passe de plus en plus mal, le genre de situation où l'allergie et la crise d'urticaire ne sont pas loin, et d'ailleurs, je n'ai pas ma polaramine.

Cela dit, une hospitalisation d'urgence fournirait ipso facto un point de chute décent, et gratuit; cette note humoristique me fait retrouver des idées plus claires. J'envisage aussi le déclenchement d'une garde à vue pour un prétexte quelconque... et même, de rentrer dans le jeu de la serveuse, dans la serveuse, chez elle quoi, enfin un endroit pour dormir.

23:55. Je prends un pousse-café lourdement alcoolisé pour retrouver un peu de gaîté; mais comment donc font les cadres mobiles pour se sentir à l'aise en tournée? La réponse semble être que les hôtels sont conçus non pour être uniques; mais tous semblables en aménagement et prestations, afin de créer à la longue une familiarité avec les lieux.

Eurêka! me revient à l'esprit l'annonce de l'ouverture du Sun City Lyon au printemps 2010. Le Sun City, sauna gay numéro un à Paris, pendant quelques années, c'était mon rituel du dimanche, de tous les dimanches à Sébastopol. Je constate que celui-ci ferme le mercredi soir à 03:00; ce qui me laisse la possibilité de traîner aussi dans le meilleur club gay de Lyon qui ferme à 05:00 et de là, se diriger tranquillou vers Perrache et dormir dans le train. Programme plus sexy que dormir sur un banc ou faire cinq fois le tour du parc de la tête d'or. Exécution.

00:30. Le sauna est absolument magnifique. L'aménagement et la décoration dépassent très largement en abondance et qualité, ce qui est nécessaire pour créer l'ambiance propice à une poursuite triviale sur une thématique érotisme à l'indienne. Qui plus est toutes les installations sont encore neuves, c'est à dire libres des moisissures et mandragores qui irrémédiablement abondent dans cette soupe de germes que constituent un hammam et ses abords humides. Un écriteau rappelle gentiment qu'il est interdit d'avoir des rapports sexuels dans la piscine; il n'y a finalement que les écrans télé diffusant des pornos qui pourraient mettre la puce à l'oreille d'un hétéro égaré.

Il y a quatre clients, moi y compris. Pas très surprenant: il n'y a que les acharnés et les stewarts en décalage horaire dans ce type d'établissement, en province, la nuit. Aucun n'est à mon goût, alors je prends l'endroit pour ce à quoi il est normalement destiné: bain à bulles, sauna, hammam, bain à bulles, sauna, hammam, etc, jusqu'à...

03:00. Je me presque fais jeter de l'entrée du United Café. Beaucoup plus de monde et plutôt jeunes. C'est une soirée messages, chacun a son petit numéro et un des serveurs circule pour distribuer des propositions écrites de plans plus ou moins détaillés. In fine le 56, c'est à dire moi, ne recevra aucun message. D'emblée, la situation se bloque dans le pattern de drague le plus moisi, c'est à dire que la cible la plus intéressante, un blondinet aux yeux gris clairs, adresse à peine un regard valant un bref ACK de ma présence sur le site, et reste à se trémousser (sur un podium, devant une glace, avec ses potes); tandis qu'il est clair que la seconde cible, plus facile à atteindre, ne contrebalancerait pas en satisfaction l'agacement du ratage de la première. Rien ne sert d'insister ou tenter un plan décevant. J'étais venu pour Marie, de toute façon le reste c'est du bonus. J'échange quelques mots avec un gars très bien fait du Venezuela. Je circule pendant deux heures entre la piste et le bar et je me fais draguer par des mecs immondes.

04:40. Je me dirige vers le vestiaire où je retire mon dufflecoat, m'habille et mets la main sur la porte. Le conte de fée commence ici. Un blondinet aux yeux gris clairs me saute dessus littéralement, dans le style irrésistible du bondissant zébulon et me demande de rester. Je lui réponds je suis désolé j'ai un train à prendre. Il se décompose de surprise et déception mêlées et me supplie de le ramener à Paris. Il n'a pas l'air bourré pourtant, peut-être simplement, fou; tout en calculant mon décompte de RTT je lui concède de prendre le train en fin de matinée, il prévient les deux amis qui squattent chez lui de nous laisser trente minutes et on y va.

Vingt ans, C. est roller à Carrefour avec juste un BAC L et il en a ras-le-bol de Lyon. Je reste sur mes gardes en essayant de ne pas le montrer tant je doute de ses motivations affectives; je ne crois guère aux miracles. Il habite sur les hauteurs de la Croix-Rousse un studio rikiki avec un clic-clac de 140 et c'est pas bien rangé. Il m'explique qu'il ne peut pas vivre sans la télé et met un DVD de Florence Foresti dans la playstation, ce qui, ajouté au timeout de trente minutes, représente un certain challenge à mes yeux.
«Les amants de l'aurore
Se donnent encore
Dans des lits froissés
Au cœur qui cogne encore
Est-ce l'amour ou la mort
Qui les gardent enlacés
Ils ont au fond des yeux
Des rêves que j'rêvais fort
Pour que tu restes encore
Quand l'aube nous gardait tous les deux»
[Le lecteur remarquera la subtilité avec laquelle je donne un alibi poétique à l'action, tout en en faisant l'ellipse.] Ses deux potes, un autre garçon gay et une jolie blonde hétéro d'une vingtaine d'année arrivent finalement. À nouveau, ces jeunes me surprennent: que font-ils en rentrant de boîte?

05:30. Vont-ils dormir? non, ils décident de regarder une college comedy avec Paris Hilton. Bien que fan de Bigard, je trouve le propos au delà du grossier, orienté dès les cinq premières minutes sur l'effet comique d'une inversion accidentelle de fonctionnement d'une chasse d'eau --- alors je m'endors serein --- en fait on s'endort tous en tas, comme des chiots dans un panier --- tout ceci est très mignon.

Ce qui rendrait le plus perplexe un regard extérieur à propos de ce texte, c'est de comprendre comment un mec de 36 ans peut se retrouver dans un pieu avec trois de 20, au hasard d'une rencontre. Ou alors, comment une fille peut se réveiller fraîche et virginale en de telles circonstances. Moi ce qui m'échappe c'est surtout pourquoi Paris Hilton.

09:00. Je fais un bisou à C. et je l'invite à squatter à Paris quand il veut. Il insiste beaucoup pour un SMS quand j'arrive.
«On oublie les passions et l'on oublie les voix
Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens
Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid»
09:30. Bordel maximum à la gare de la Part-Dieu. Télescopage des TGV, catastrophe météo. J'arrive à Paris à quatorze heures et j'envoie un petit SMS.